"C'est cela, c'est ainsi, dit le haïku, c'est tel. Ou mieux encore : Tel ! dit-il, d'une touche si instantanée et si courte (sans vibration ni reprise) que la copule y apparaîtrait encore de trop, comme le remords d'une définition interdite, à jamais éloignée." (1)
Ce sont des étendues blanches au premier regard : une neige dont la fonte ferait venir le trait, ou l'empâtement, une craie non pour écrire mais accueillir. Elles pourraient figurer de curieux shôji, "peaux vivantes de nos maisons, paupières" qui ne laisseraient pas délicatement passer la lumière, comme le veut l'usage domestique, mais l'ombre. Il y a ensuite des espaces plus profonds, plus singuliers et sombres ; moins répétés. Ils pourraient figurer d'étonnants paysages, forêts froides dont cimes et racines se confondent, nébuleuses hésitantes entre bleu du ciel et vert-mousse, montagnes brumeuses se tenant dans le mystère exigu d'un tokonoma. Il y a enfin un titre, qui désigne une ville ou une province, ou éventuellement, par métonymie, un pays. Une scène de théâtre que l'on pourrait imaginer.
Par où commencer ? Où est-il, ce nom de pays qui tient en lui non pas la réalité d'un pays, mais une pluralité infinie de sens, signes et autres lignes de pensée que celui-ci a inspirées, comme un foyer intouchable autour duquel s'empressent en vain tous les gestes possibles de la représentation. Où se loge-t-elle, ailleurs que dans le pittoresque et la couleur locale, cette vie - âme ou manière, peu importe le nom que lui donne le voyageur - "japonaise".
"Le sens n'y est qu'un flash, une griffure de lumière : When the light of sense goes out, but with a flash that has revealed the invisible world, écrivait Shakespeare ; mais le flash du haïku n'éclaire, ne révèle rien ; il est celui d'une photographie que l'on prendrait très soigneusement (à la japonaise), mais en ayant omis de charger l'appareil de la pellicule." (2)
NARA — quand commence le voyage ? Car il s'agit bien de cela, on le sent bien, on le pressent, mais encore faut-il s'entendre sur les mots, le mot voyage. Encore faut-il regarder, c'est-à-dire se laisser regarder par les images, signes et sens à l'œuvre sur films vierges, pages blanches, paupières refermées où veille une lumière absente, comme suspendue, en vacance.
C'est, plus précisément, de cette lumière ornementale et herméneute, lumière du sens appliqué, vieux style, que ces photographies sont dépourvues ; libérée du travail religieux de la révélation, que l'instantané numérique congédie, l'image perd ses attributs idéels, sa fausse profondeur, elle n'est rien d'autre que ce qu'elle est. Ce rien en comparaison duquel rien n'est plus réel : un moment saisi avec les quelques formes discrètes et passantes donc celui-ci est fait, un canard en promenade parmi les roseaux, une femme qui s'éloigne, un jardin de mousse que le vent fait frémir, quelques pierres posées là, sur la ligne où la mer se confond avec le ciel - "balafres légères tracées dans le temps" (3), présences discrètes que menace une éclipse plus complète.
"Impression souvent d'être plus bas que la mer. Surtout la nuit par temps clair. Mer invisible quoique proche. Inaudible. Sous l'herbe toute la surface. Une fois passée la zone caillouteuse. Sauf là où elle s'est retirée du sol crayeux. Mille taches blanchâtres d'importance inégale. Spectacle saisissant sous la lune." (4)
La lumière ne dit rien, ce n'est plus le sujet, ou plutôt elle dit ce rien et dans cette indifférence souveraine à toute transcendance plus ou moins vague, vaguement religieuse, nul est besoin, en effet, de charger l'appareil de la pellicule : tel le haïku.
La "spiritualité du Japon", pour reprendre le titre du père dominicain Maurice-Hyacinthe Lelong, ne descend pas du ciel (ici le ciel n'existe qu'à faire exister par la voie négative les éléments terrestres) : elle monte au contraire. Et pour faire l'expérience de cette montée mieux vaut s'abaisser, se recueillir non en vue d'un monde immatériel, mais pour accueillir une nature matériellement vénérée : la vermiculure du bois plutôt que l'éther des élévations divines, les paysages que le temps dessine sur la pierre plutôt que les anges de la consolation. Se tenir à cette hauteur basse. Vers la terre, le lichen, le sable et l'humus, l'humble matière que ces images font transparaître, comme autant d'événements au bord de l'évanouissement.
De ce désencombrement, de cet art de la soustraction, ce qui reste ce sont des traits encore, une lumière de lumière comme on dit une ombre d'ombre, une matière avec ses couleurs passées, un déploiement d'énergie, quelques griffures, petites choses. Plus de lumière, demande avant mourir l'Occidental Goethe ; quant au Japonais Tanizaki, il exige le contraire : "si la lumière est pauvre, eh bien, qu'elle le soit !". (5)
NARA — le voyage, tout dépend de la perception qu'on en a. Les "Japonais", dit-on, Deleuze le dit du moins, perçoivent les choses différemment : on dit qu'ils perçoivent en premier le pourtour, la ligne, le bord ou l'horizon. Qu'ils perçoivent le monde à l'horizon. Alors que "nous", le point de vue occidental, ce serait l'inverse : non le monde en premier, mais son petit monde à soi, nos petites histoires, intimes et qui, contraires précisément des photographies, ne regardent personne. Puis la maison (toujours à "soi"), puis la rue, la ville, le pays, le continent, le monde enfin, son bord, en dernier. De sorte, peut-on ajouter, que l'Occidental serait atteint d'une manière de myopie, et le Japonais de presbytie.
On trouve dans Nara ces deux qualités du regard : certaines images voient loin, à ladite manière "japonaise" ; d'autres, plus près, à ladite "occidentale". Plus souvent, les photographies voient près et loin en même temps - comme un Carré d'herbe ou un Sous-bois de Van Gogh, Nara donne le sentiment d'une indécision : au travail, les perspectives tremblent, la vision se trouble. Les tiges de blé font des forêts denses et les bois clairsemés des troncs d'arbre aux stries sinueuses. Ainsi se pourrait-il que s'échangent ces deux abords opposés. Ainsi se pourrait-il qu'un voyage se fasse.
Au cours duquel, par exemple, "on se contentera de faire valoir les propriétés du bois en le polissant au sable, ou même en le passant au feu afin de rendre saillantes les veines, comme on fait avec le yakiri, qui est le kiri, ce bois dur dans lequel les sabotiers japonais taillent les socques (gétas)." (6)
Il y a les voyages au sens où l'entendent les agences, et il y a les autres, ceux que l'on fait immobile. Dans un cas il s'agit illusoirement de parcourir le monde, d'entretenir un rapport à lui, en le traversant, en changeant de pays ou de continent ; dans l'autre, l'immobile, il n'y nulle pas où l'on puisse voyager qui ne soit en soi. Ce qui, dans ce cas, n'empêche cependant pas l'usage du transport, c'est-à-dire, éventuellement, de la métaphore - mais alors d'une métaphore sans fin ni fond : voisine non d'un référent culturel arrêté, mais d'autres métaphores, d'autres transports encore.
De soi au monde et retour, dans quel sens s'effectue le voyage ? Bien sûr, comme toute question valable, celle-ci n'a pas de réponse et il faut se contenter de l'accompagner. À moins que ces photographies ne nous donnent déjà une réponse, mais alors il faudrait prendre les choses à l'envers, car cette réponse serait d'une question, comme dit l'autre, qui n'aurait pas encore été posée. Ici n'intéresse donc pas que le voyage commence par soi ou bien par le monde : par l'œil, ou bien par ce que celui-ci tente de saisir - soit en y projetant, d'une manière plus ou moins habile et sophistiquée, ce qu'il sait déjà, une idée ou un savoir du "Japon", soit en se contentant d'accueillir ce qui ne se laisse d'abord pas voir, sans un travail qui tienne compte de ce que peut un regard.
Il y a l'œil qui voit, et l'autre, celui qui sent. Chacun peut ce qu'il peut. L'un s'ouvre, il veut savoir ; l'autre se ferme, il ne veut rien savoir, ou plutôt faire savoir, que voir ne va pas de soi et que même il n'y a peut-être rien à voir, tant qu'on n'a pas fait sa part à la matière fantôme, celle à côté de laquelle passe le voyage mobile. Celle qui est pourtant là, se baisser pourrait suffire, foulée aux pieds.
Dans la seconde série, la brume gagne les champs – champs de végétation, champs de pierres, champs de vision. On pourrait se trouver très tôt un matin, par exemple dans un jardin : "Avec ses rochers, ses dépressions, sa végétation (apparemment) folle, ses chutes d'eau, ses rapides, ses ponts, il donnait des sensations d'océan, de vallée, de grande forêt." (7)
Certaines de ces photographies, apprend-on, ont été prises lors d'un voyage au Japon, dans la province de Nara ; d'autres non, ailleurs (chez soi ?). Mise au point : ici ce n'est pas le sens du voyage qu'il s'agit d'élucider, mais la manière dont celui-ci se déploie.
Si effectivement il s'agissait de neige dans la première série, alors nous serions au printemps et le noir signalerait la présence d'une terre recouverte, il y a quelques semaines encore, d'un manteau plus épais : "Soir d'hiver dans les champs. La neige a cessé. Pas si légers qu'ils s'y impriment à peine. S'y sont à peine imprimés ayant cessé. Juste assez pour que la trace en demeure. À vau la neige." (8) Mais il n'y a pas que la neige.
Dans ce travail de l'intervalle, des fils de toutes sortes se déploient : courbes légères, jets d'une encre diluée, coulées de larmes noires qui, selon leurs trajets incertains, rencontrent parfois une forme plus ronde, plus incertaine, plus fleurie : une tache, une incongruité de passage ou une dépression discrète. Le fantôme qui veille sur cette série est typiquement occidental. Aérien, léger, translucide, on voit au travers.
Le fantôme oriental au contraire s'avère plus épais, plus sombre, charnu. Plutôt que d'apparaître comme un voile diaphane à l'image du shôji déjà évoqué, il a son lieu dans le renfoncement d'un tokonoma, ce miroir de l'âme où s'emmêlent les contraires. La brume dont il s'entoure le situe partout où l'ombre prospère.
Seconde série et, en effet, changement de perspective : avec la profondeur s'ajoute la distance. Ce ne sont plus des petits pans de neige que l'on voit mais, de loin et à travers un grain lourd, les cimes sur lesquelles elle est éternelle. Ainsi retrouve-t-on, par exemple, cette réunion de vieillards dominant la vallée plate, vieillards avec lesquels Paul Claudel image ces montagnes dont l'assemblée entourent sa promenade. Ces visions cependant s'embuent – mais s'agit-il de visions ? "Le mot est encore trop occidental." (9)
On pourrait s'amuser, entreprise maligne, à faire ressembler le trait. À le reconnaître, en lui donnant un aspect humain, culturel ; une forme connue - cerisiers en fleurs, cryptomères décharnés, ces arbres qu'on n'abat pas, encre de Chine et cascades féériques -, une forme recensée qui ait pour fonction de rassurer, en apaisant le trouble que suscite ce qui n'a, d'abord, pas de forme. Et c'est tentant : n'aperçoit-on pas affleurer entre les lignes et le mouvement, apparition disparition, quelques fleurs artistement déposées à côté de branches plus désordonnées, un paysage un peu familier, une nuit enveloppante et étoilée ou, au fond, la lumière d'une clairière ?
"Seule certitude la brume. Celle d'au-delà des champs. Elle les gagne déjà. Elle gagne la caillasse. Ensuite le logis par toutes ses fissures. L'œil aura beau se fermer. Il ne verra plus que brume. Même pas. Ne sera plus lui-même que brume." (10)
Dans cette seule certitude les contraires se bousculent ; aurore et crépuscule, montée et descente, sommets et vallées se chevauchent dans un ciel inférieur. L'œil et son autre s'échangent et retour, et le travail de l'un par l'autre fait une œuvre, un voyage. À mesure que le regard se défait. À mesure qu'il se réduit et se dépouille de ses usages coutumiers. "Crépuscule du matin" : la formule condense les deux mouvements, et c'est aussi le titre d'un poème occidental, à l'intérieur duquel se cache un haïku imparfait, encore à faire : "Comme un visage en pleurs que les brises essuient - L'air est plein du frisson des choses qui s'enfuient." (11)
AC.
(1) L'Empire des signes
(2) Ibid.
(3) L'Empire des signes
(4)Mal vu mal dit
(5) Éloge de l'ombre
(6) Spiritualité du Japon
(7) Spiritualité du Japon
(8) Mal vu mal dit
(9) L'Empire des signes
(10) Mal vu mal dit
(11) Les Fleurs du mal