Yûgen, sur douze carrés photographiques de Claire de Virieu
À quel lointain hors d’atteinte, à quelle source immédiate tout aussi bien, tant ces points infiniment distants semblent ici accorder leurs résonances, ces carrés de Claire de Virieu puisent-ils leur profondeur étrange ? Car on ne sait d’où provient la lumière qui les fait apparaître et remonter jusqu’à nous. Aussi sombres que le centre d’une flamme, parcourus parfois d’un liseré d’ocre ou d’un voile d’ardoise, il semble que leur nuit s’agrandisse encore d’être pour ainsi dire saisie dans un cadre que répercute à son tour la série en laquelle ils viennent s’inscrire. Déployés selon la trame et la chaîne de fragments répétés, ils sont comme en partance, quoiqu’immobiles, dans la lente dérive d’un travail de la terre, d’une houle ancienne sans cesse en train de sourdre et de se métamorphoser. Pour peu que l’œil se laisse porter le temps nécessaire à un accommodement, qu’il enveloppe la totalité des images, alors leur fixité intrinsèque paraît se dissoudre et le regard alors embarque vers un plus ample voyage. En sorte que depuis chaque ordre en gestation, enclos sur sa propre opacité, un autre horizon s’engendre par la réitération de ces carrés d’ombre et qu’alors se propagent, comme autant d’ondes stationnaires, chacune des prises photographiques.
Dans ces images serties d’une marge blanche qui n’en défait pas l’unité mais en révèle plutôt la commune origine, ce qui pourrait être perçu comme l’instantané d’une vague, l’élan arrêté de quelque pli montagneux, glissement asséché de sable ou méandre creusé dans la roche, s’anime et vacille. Le déplacement qui s’accomplit alors tient à la fois de la vue en plongée d’une genèse, comme au ras de soubresauts immémoriaux, et d’un bond dans le ciel nocturne. "La nuit remue", dit Henri Michaux : les mots du poète trouvent ici une empreinte que seule sans doute la photographie est à même de saisir.
Le mystère d’un lieu cent fois parcouru, qui soudain attire le regard, et cela sans appel, sans qu’il soit non plus possible de déchiffrer un tel retour sur le motif : telle est l’expérience de Claire de Virieu, depuis longtemps familière des lieux photographiées ici à son retour de Nara, comme si ce point de passage avait été la condition nécessaire d’un regard renouvelé. En ce sens, le voyage au Japon et le séjour dans cette ancienne capitale auront été pour la photographe l’analogue du Grand Tour des peintres en Italie ou leur découverte éblouie de la Méditerranée : non par la soudaine évidence de couleurs plus vives et d’un ciel agrandi, mais tout à l’inverse celle d’une matière proche et d’une terre d’ombres ; non pas au loin mais ici, dans la matité et l’usure d’un mur ou de carrelages anciens foulés par tant de pas qu’en eux semble infuser l’infini du temps. De cette révélation, au sens le plus ordinaire d’un processus chimique, le voyage au Japon fut un sas de décantation et un virage.
Plus encore que la patine imprégnant les surfaces, c’est dans la profondeur étrange du yûgen que vibre cette série photographique. De cet horizon esthétique insaisissable, qui renvoie dans son usage le plus courant au Japon à l’ineffable d’un poème, à l’aura silencieuse d’un masque de théâtre ou aux subtils mouvements de qui le porte, c’est avant tout l’origine même de ce vocable qui semble s’éployer ici. Car ce mot de yûgen, avant d’indiquer une tension vers l’étrangeté que distillent l’espace et le temps éloignés, fut d’abord une couleur, inscrite dans les deux sinogrammes qui en composent l’écriture : yû désignant ce qui est sombre, obscur et profond, gen qualifiant ce qui est noir, ou d’un noir traversé de reflets rougeâtres, ou bien encore possédant des reflets noirs, le mot renvoyant progressivement à un sens caché et profond, difficile à atteindre parce qu’éloigné dans un temps reculé, nous parvenant de très loin à travers une durée bien antérieure à notre passage. Une telle part d’étrangeté vaut pour la photographe, ainsi qu’elle l’énonce elle-même, tant se dérobe la résonance de ces motifs qu’elle laisse affleurer et se déployer, comme autant de fenêtres ouvertes sur la profondeur de la matière et l’infini des nuits.
Véronique Brindeau